La Cour de justice de l’Union européenne n’a pas chômé pendant cette période de confinement et a rendu un autre arrêt, assez atypique, le 30 avril 2020, concernant l’application des dispositions du règlement n° 261/2004, mêlée à la question des visas.
Le dossier dont a eu à connaître la juridiction européenne est assez atypique : un ressortissant kazakh s’apprêtait à prendre un vol au départ de Larnaca (Chypre) à destination de Bucarest en vue d’y passer des examens en comptabilité.
Ce ressortissant disposait d’un titre de séjour temporaire délivré par la République de Chypre expirant le 6 avril 2016 (étant précisé que le vol litigieux était en date du 6 septembre 2015).
Précautionneux, ce ressortissant kazakh avait superfétatoirement déposé une demande de visa auprès des autorités roumaines, ces dernières lui ayant logiquement répondu que ce n’était pas nécessaire, eu égard au fait que son séjour était d’une courte durée et que, de surcroît, il disposait déjà d’un titre de séjour d’une durée suffisamment longue délivré par la République de Chypre. La Roumanie lui a répondu conformément aux dispositions de la décision n° 565/2014.
C’est donc rassuré que ce passager se présenta à l’aéroport de Larnaca le 6 septembre 2015. Pourtant, quelle ne fut pas sa surprise lorsque le personnel de la compagnie aérienne roumaine, Blue Air, lui interdisit l’embarquement au motif qu’un titre de séjour ou un visa était nécessaire, pour un ressortissant hors-UE, pour pouvoir pénétrer en Roumanie.
Le passager, lésé par cette position « originale » de la société Blue Air, a alors décidé de saisir l’Eparchiako Dikastririo Larnakas (tribunal de district de Larnaca) afin de de percevoir une indemnisation substantielle.
La société Blue Air a tenté de se défausser en indiquant qu’on ne saurait lui reprocher de ne pas contourner la réglementation roumaine, ce qui peut paraître assez curieux, au vu de la réponse susvisée des autorités de ce pays au ressortissant kazakh.
La juridiction chypriote, très indécise face à ce problème épineux, a décidé de surseoir à statuer afin de poser à la Cour de justice de l’Union européenne les (nombreuses) questions préjudicielles suivantes :
1°) La décision (n° 565/2014) doit-elle être interprétée en ce sens qu’elle produit des effets juridiques directs de sorte à créer, d’une part, le droit pour les ressortissants de pays tiers qu’un visa ne soit pas exigé aux fins de leur entrée sur le territoire de l’État membre de destination et, d’autre part, l’obligation pour ledit État membre de destination de ne pas exiger un tel visa, dans le cas où ces ressortissants sont titulaires d’un visa d’entrée ou d’un titre de séjour relevant de la liste des documents bénéficiant d’une reconnaissance mutuelle conformément à la décision (n° 565/2014) que l’État membre de destination s’est engagé à mettre en œuvre ?
2°) Un transporteur aérien qui, lui-même ou/et par l’intermédiaire de ses représentants et mandataires à l’aéroport de l’État membre de départ, refuse l’embarquement à un passager en invoquant le refus d’entrée opposé par les autorités de l’État membre de destination en raison d’une prétendue absence de visa d’entrée peut-il être considéré comme agissant et exerçant son autorité en tant qu’émanation dudit État, de sorte que le passager lésé puisse lui opposer la décision (n° 565/2014) devant la juridiction de l’État membre de départ, aux fins de démontrer qu’il était titulaire d’un droit d’entrée ne nécessitant pas de visa additionnel et de réclamer une indemnisation pour la violation de ce droit et, par voie de conséquence, de son contrat de transport ?
3°) Un transporteur aérien peut-il, lui-même ou/et par l’intermédiaire de ses représentants et mandataires à l’aéroport de l’État membre de départ, refuser l’embarquement à un ressortissant d’un pays tiers en invoquant le refus des autorités de l’État membre de destination de lui permettre l’entrée sur son territire, sans qu’une décision écrite et motivée de refus d’entrée ait été adoptée et/ou lui ait été communiquée au préalable (voir article 14, paragraphe 2, du règlement (UE) 2016/399 (du Parlement européen et du Conseil, du 9 mars 2016, concernant un code de l’Union relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes (code frontières Schengen) (JO 2016, L 77, p. 1)), anciennement l’article 13 du règlement (n° 562/2006), qui prévoit que l’entrée ne peut être refusée qu’au moyen d’une décision motivée), garantissant ainsi le respect des droits fondamentaux et, plus précisément, la protection juridictionnelle des droits du passager affecté (voir l’article 4 du règlement 2016/399) ?
4°) L’article 2, sous j), du règlement (n° 261/2004) doit-il être interprété en ce sens qu’il exclut de son champ d’application tout cas de refus d’embarquement d’un passager décidé par un transporteur aérien en raison, prétendument, de « documents de voyage inadéquats » ? Un tel refus d’embarquement relèverait-il du champ d’application dudit règlement en cas de décision de justice jugeant, au regard des circonstances propres à chaque affaire, que les documents de voyage étaient adéquats et que le refus d’embarquement était injustifié ou illégal en tant que contraire au droit de l’Union ?
5°) Un passager peut-il être privé de son droit à indemnisation tiré de l’article 4, paragraphe 3, du règlement (n° 261/2004) sur le fondement d’une clause de limitation ou d’exclusion de la responsabilité d’un transporteur aérien en cas de documents de voyage prétenduement inadéquats, lorsqu’une telle clause figure dans les conditions générales, préalablement publiées, relatives aux modalités de fonctionnement et/ou aux prestations de services dudit transporteur ? L’article 15, lu en combinaison avec l’article 14 du règlement susmentionné, s’oppose-t-il à l’application de telles clauses de limitation et/ou d’exclusion de la responsabilité du transporteur aérien ?
Dans cet arrêt, plusieurs attendus de principe ne concernent pas directement les dispositions du règlement n° 261/2004 qui sont les seules à nous intéresser dans le cas d’espèce.
On retiendra simplement que la Cour de justice de l’Union européenne rappelle que la décision n° 565/2014 permet à des personnes non-ressortissantes de l’Union européenne qui disposent d’un visa d’entrée ou d’un titre de séjour émanant de la Bulgarie, de la Croatie, de Chypre ou de la Roumanie de pénétrer dans un de ces quatre autres États sans avoir besoin d’effectuer des démarches administratratives supplémentaires. Un titre de séjour chypriote est donc équivalent à un titre de séjour roumain. Les États membres destinataires de cette décision doivent s’y conformer en tous points.
La société Blue Air a ainsi commis une faute en exigeant spécifiquement un document d’entrée en Roumanie délivré par les autorités roumaines.
La Cour de justice de l’Union européenne précise également que cette décision n° 565/2014 est d’effet direct, ce qui signifie qu’un justiciable peut l’invoquer directement dans le cadre d’un procès afin de renforcer sa défense, la Cour répondant ainsi à la question posée par le tribunal de district de Larnaca.
La seconde question est également digne d’intérêt : doit-on considérer que le transporteur aérien agit au nom de l’État lorsqu’il refuse l’embarquement à un passager, estimant que ce dernier ne dispose pas des documents de voyage adéquats ? La société Blue Air a donc tenté d’indiquer qu’elle était tenue de procéder audit refus. La Cour de justice de l’Union européenne n’est pas d’accord avec cette position : le transporteur aérien n’a pas à refuser l’embarquement à un passager pour ce motif-ci, la juridiction européenne insistant sur le fait qu’il n’est pas une émanation de l’État membre et qu’il n’a donc pas à prendre une telle responsabilité.
La troisième question est assez liée à la précédente : un transporteur aérien peut-il refuser l’embarquement à une personne sans décision écrite et motivée de l’autorité nationale de destination ? Il semblerait que la société Blue Air ne disposait pas d’une telle décision. Était-elle pour autant nécessaire ? La Cour de justice répond par l’affirmative, ce qui sous-tend, une fois de plus, que la société Blue Air a agi avec témérité en refusant l’embarquement à ce ressortissant kazakh.
La quatrième question est résumée comme suit : un transporteur aérien peut-il refuser l’embarquement à un passager sous le prétexte que ce dernier aurait présenté des documents de voyage inadéquats et si tel n’est pas le cas, ledit passager peut-il bénéficier de la protection prévue par le règlement n° 261/2004 ?
Il y a lieu de préciser d’abord que l’article 2, point j) du règlement n° 261/2004 permet effectivement à un transporteur d’opposer un refus au passager dans de telles circonstances[1]. La Cour d’appel de Paris a récemment jugé que le transporteur aérien était habilité à refuser l’accès à l’aéronef à un passager dépourvu de passeport[2].
Mais, dans le cas d’espèce, la Cour de justice de l’Union européenne « mâche le travail » du tribunal de district de Larnaca en précisant que le passager disposait des documents de voyage nécessaires et que la compagnie aérienne s’est probablement arrogé une marge de manœuvre trop importante en refusant l’accès à son aéronef audit passager. Ce ressortissant kazakh est donc légitime à faire triompher ses (nombreux) droits issus du règlement n° 261/2004.
Enfin – et c’est l’objet de la cinquième question – le tribunal de district de Larnaca demande à la Cour de justice de l’Union européenne si une compagnie aérienne peut opposer au passager une clause limitant ou exonérant la responsabilité de la compagnie aérienne lorsque l’embarquement est refusé audit passager en raison du caractère prétendument inadéquat de ses documents de voyage. Le tribunal de district de Larnaca vise principalement les dispositions de l’article 15 dudit règlement.
De manière lapidaire (ce qui n’est pas surprenant, eu égard au caractère évident de la réponse à apporter à cette question), la Cour rejette une telle possibilité, même si elle est prévues aux conditions générales de la compagnie, acceptées par le passager. Le contrat ne saurait suppléer aux dispositions du règlement, même en présence d’un accord du consommateur.
Cet arrêt se situe dans la lignée des précédentes décisions rendues par la Cour de justice de l’Union européenne qui a décidément adopté une position très consumériste en matière de droit des passagers aériens.
[1] Communication de la Commission – Orientations interprétatives relatives au règlement (CE) n° 261/2004 du Parlement européen et du Conseil établissant des règles communes en matière d’indemnisation et d’assistance des passagers en cas de refus d’embarquement et d’annulation ou de retard important d’un vol, et au règlement (CE) n° 2027/97 du Conseil relatif à la responsabilité des transporteurs aériens en cas d’accident, tel que modifié par le règlement (CE) n° 889/2002 du Parlement européen et du Conseil, Journal Officiel du 15 juin 2016 – Numéro C214 – Page 0005 ; Règlement (CE) n° 261/2004 du Parlement européen et du Conseil du 11 février 2004 établissant des règles communes en matière d’indemnisation et d’assistance des passagers en cas de refus d’embarquement et d’annulation ou de retard important d’un vol, et abrogeant le règlement (CEE) n° 295/91 (Texte présentant de l’intérêt pour l’EEE) – Déclaration de la Commission, Journal Officiel du 17 février 2004 – Numéro L046 – Page 0001 ; Loïc GRARD, Au-delà de la surréservation, le refus d’embarquement ouvre par principe droit à indemnisation, Revue de droit des transports n° 4, octobre 2012, comm. 56 ; Cour de justice de l’Union européenne, 4 octobre 2012, C-22/11, Finnair Oyj c/ Timy Lassooy ; Cour de justice de l’Union européenne, 4 octobre 2012, C-321/11, Germán Rodríguez Cachafeiro et María de Ios Reyes Martínez-Reboredo Varela-Villamor c/ Iberia, Líneas Aéreas de España SA ; Jean BIGOT et Luc MAYAUX, Droit des assurances, La Semaine Juridique Edition Générale n° 17, 26 avril 2006, doctr. 135
[2] Cour d’appel de Paris, Pôle 2, chambre 2, 6 décembre 2018, Répertoire Général : 17/02676